Il y eut un léger chuintement lorsque l’appareil se décolla de son oreille puis Mémé reposa lentement le combiné sur son socle. Sa tête bourdonnait et son visage était brûlant. Elle s’était concentrée, concentrée très fort mais rien à faire, le flot de paroles l’avait envahie, assaillie, débordée. Elle n’avait pas su faire face à cette marée verbale et comme à chaque fois, avait fini par fermer les écoutilles. Du coup, elle ne savait pas si sa fille avait finalement décidé de venir lui rendre visite ce week-end avec les enfants. Elle espérait que non.

Bien sûr, elle était heureuse d’avoir régulièrement des nouvelles de Mathilde et des petits. Le hic, c’est que les appels de Mathilde duraient des heures. C’était une pipelette, un moulin à paroles, une bavarde invétérée. Elle était déjà comme ça enfant et mémé se demandait bien de qui Mathilde pouvait tenir ça. Feu son mari était une tombe – il fallait user de forceps pour lui arracher trois mots – et elle-même ne concevait pas de bavasser des heures au téléphone. Le téléphone, c’était pour les urgences, pour dire « je suis bien arrivée » ou pour remercier d’avoir reçu une jolie carte d’anniversaire… Et puis au prix que c’était le téléphone ! Mais Mathilde avait le free comme elle disait tout le temps et ça ne coutait rien. Une machine diabolique ce free…

Mémé s’assit. Elle tremblait légèrement. Décidément, quelle torture ces appels ! Et que dire des visites ? Un frisson d’angoisse lui parcourut l’échine en y repensant. En cinq minutes, sa douillette petite chambre était retournée et mise à sac, des odeurs suspectes s’échappaient du micro-ondes, sa fille s’asseyait dans son meilleur fauteuil et se mettait à jacasser frénétiquement. Mémé se faisait alors toute petite sur un coin de lit et constatait la désolation. Au bout d’un moment, elle ne savait même plus si elle était encore chez elle. Jusqu’à ce que Mathilde la sorte de sa torpeur hébétée et lui demande, comme à chaque fois : « alors maman, qu’est-ce que tu en penses ? ».

Mémé n’en pensait rien, et à dire vrai, elle s’en moquait. Tout ça lui donnait des nœuds au cerveau et des brûlures à l’estomac. Elle avait 80 ans et bien le droit qu’on lui fiche la paix. D’ailleurs, elle aurait bien aimé qu’on lui serve un morceau de gâteau. Elle devait reconnaître qu’en matière de gâteau, sa fille s’y connaissait…

Finalement, mémé prenait l’air inspiré, regardait sa fille et répondait mécaniquement, d’un ton sentencieux : « voyons Mathilde, tu sais bien comment est Jean-Pierre ! ». Mathilde buvait sa réponse et enchaînait : « oui, je sais. Mais quand même… ». Et c’était reparti.

Le problème de sa fille, c’est qu’elle n’avait pas inventé l’eau chaude et que son Jean-Pierre était un mufle. Et le problème de mémé, c’est qu’elle ne savait pas comment le dire à Mathilde. Et cette conversation revenait à chaque visite, à chaque appel – Jean-Pierre par-ci, Jean-Pierre par-là – et mémé n’en pouvait plus. Avec son René, c’est sûr que ça n’avait pas toujours été rose mais ils ne s’en étaient pas si mal sortis de leurs cinquante ans de vie commune. De toute façon, jamais elle n’aurait osé raconter à sa mère que les choses allaient mal, quand ça arrivait. Ce genre de choses restait dans le couple. Il fallait faire avec.

En repensant à tout ça, mémé sent la moutarde lui monter au nez. « Quelle cruche, cette Mathilde ! Qu’elle le jette à la porte son Jean-Pierre et qu’on n’en parle plus. Ça dure depuis trop longtemps ». Le temps passe, et la colère de mémé ne retombe pas. « Ho, je vais l’appeler moi et lui dire ses quatre vérités ! ». Elle tourne dans sa chambre comme un lion enragé.

« Mme Mercier ! Mme Mercier !» Voilà l’infirmière qui frappe à sa porte. « Mme Mercier ! Est-ce que tout va bien ? » Mémé se fige, coupée dans son élan vengeur. Elle se ressaisit puis se dirige vers la porte. « Oui, oui. » dit-elle en l’ouvrant toute grande. « Ha, tant mieux », dit l’infirmière visiblement soulagée. « Vous devez être bien contente », dit-elle en remarquant le visage rougi de mémé. « Votre fille vous a dit qu’elle venait ce week-end ? Vous en avez de la chance, il y a tellement de nos pensionnaires qui ne reçoivent plus de visites de leurs proches… »